15. Torts partagés
– Et ça, ça t’irait bien, non ? suggéra Alice sans trop d’espoir.
– Ce serait parfait pour tante Mildred.
– Oh ! arrête, protesta-t-elle, tout en se hâtant de remettre la robe sur le portant.
Riley prit une robe verte en Lycra.
– Et celle-là ? Elle ferait ressortir tes yeux.
– Trop clinquant. Alice lut l’étiquette.
– Et elle coûte deux cents dollars.
– D’accord… alors celle-là.
Alice éclata de rire. C’était une jupe en tissu écossais à gros carreaux rouge vif, qui devait mesurer trente centimètres de la ceinture jusqu’à l’ourlet.
– Tu veux que je me promène les fesses à l’air ?
– Megan la porterait.
Alice réfléchit. Sûrement. Elles connaissaient Megan Cooley depuis l’enfance et leurs parents étaient très amis. Megan avait attaqué la puberté de plein fouet et, à quatorze ans, était considérée comme la traînée du coin. Trois ans plus tard, Paul était le seul garçon qu’elle n’avait pas mis dans son lit, et Alice et Riley, les seules filles qu’elle ne s’était pas mises à dos. Elles étaient les seules amies qui lui restaient.
– Je me demande à quoi va ressembler sa robe de mariée.
– Moi aussi, dit Alice, rêveuse. Quand on y pense, c’est dur de se dire qu’à partir de maintenant, Megan va coucher avec un seul homme jusqu’à la fin de sa vie.
– C’est vrai, confirma Riley.
– Tu crois que ça va durer ? demanda Alice.
– Son mariage ?
– Ouais.
– Ça se peut. Les gens changent. Tiens, qu’est ce que tu dis de celle-là ?
Elle lui présenta une époustouflante robe fourreau en soie froissée lie-de-vin.
– Joli. Mais elle a l’air un peu petite pour toi. Riley hésita, comme intimidée.
– Je voulais dire pour moi.
Alice s’efforça de cacher sa surprise. Elle te plaît ?
– Et toi, t’en penses quoi ? Alice tint la robe devant sa sœur.
– J’adore. Tu devrais l’essayer.
Encore stupéfaite, elle suivit Riley jusqu’aux cabines d’essayage.
Judy les avait envoyées s’acheter des robes chez Bloomingdale’s pour le mariage de Megan, mais Alice n’avait pas imaginé qu’elles en achèteraient deux. Riley s’était toujours débrouillée pour ne pas porter de robe. Elle préférait garder les cheveux courts et s’habiller comme un garçon ; elle avait même mis des caleçons de bain de garçon jusqu’à l’âge de huit ou neuf ans. Quand son copain David, des NOLS, s’était marié l’année précédente, elle avait mis un smoking et pris place parmi les garçons d’honneur. Alice avait ri en voyant les photos, mais le visage de sa mère s’était crispé. Judy cherchait toujours une confirmation que Riley était lesbienne, en même temps que la preuve du contraire.
– Viens avec moi, si tu veux, lui proposa Riley en se faufilant dans une cabine.
Alice en eut chaud au cœur. Riley ne laissait jamais Judy l’accompagner dans une cabine. Elle lui avait définitivement interdit de l’habiller dès qu’elle avait été assez grande pour dire « non ».
Alice s’était davantage laissé materner ; peut être parce qu’elle avait toujours su qu’un jour elle voudrait devenir mère à son tour.
Elle se percha sur le tabouret. Elle n’avait pas envie de voir les changements qui affectaient sa sœur, sa difficulté à respirer. Elle détourna les yeux.
Après quelques contorsions, Riley passa la robe pardessus sa tête. Le tissu tomba sans un pli jusqu’à ses pieds, ne laissant dépasser que ses orteils.
– Waouh ! souffla Alice.
Ça lui faisait un choc de voir sa sœur comme ça, mais elle ne voulait pas trop le montrer.
Riley jeta quelques coups d’œil furtifs à son reflet dans le miroir.
– Tu es magnifique.
– Tu trouves ? Oh oui !
Riley se retourna pour se voir de dos, comme font toutes les filles, et Alice sourit. Sa sœur avait le genre de silhouette dont rêvent les filles et que les garçons ne remarquent jamais. Un corps droit et souple, sans une excroissance disgracieuse. Ni fossettes ni bourrelets ni peau d’orange. Ses seins étaient petits et ses hanches étroites comme celles d’un garçon.
A l’époque où Alice traversait le traumatisme de la puberté, avec des seins et des hanches qui l’encombraient, elle aurait donné n’importe quoi pour être comme Riley. A fortiori lorsque les gars la taquinaient, la harcelaient ou faisaient claquer la bretelle de son soutien-gorge. Encore maintenant, ça lui arrivait.
– On l’achète, décréta-t-elle. Riley eut l’air contente.
– Elle coûte combien ?
– T’occupe. Je te donne ma part, je mettrai une robe de maman.
– Alice, non.
– Sérieux. Allez, viens.
Elle prit la robe et s’avança d’un pas décidé jusqu’à la caisse.
– On la prend, annonça-t-elle à la vendeuse d’un ton de duchesse, en dégainant sa carte de crédit.
En rentrant à la maison, lentement, parce qu’elle voyait que Riley était fatiguée, Alice envisagea pour la première fois le mariage sans appréhension. Parce que même si tous ses vêtements étaient au garde-meuble et qu’elle allait arborer l’une des infâmes robes de sa mère, quelque chose lui disait que l’imprévu pouvait avoir du bon.
– Vous voulez une facture ?
Alice s’était composé un personnage pour son travail de nuit au Duane Reade[11] de la 11e Avenue. Elle portait la blouse bleue avec le badge qui disait « Bonjour, je m’appelle Alice ».
– Laissez tomber, dit le client bedonnant, qui ne tenait sans doute pas à faire apparaître dans ses frais deux barres de Snickers géants et une tarte aux cerises.
C’était peut-être un boulot de merde, mais ils l’avaient embauchée tout de suite. Elle n’avait pas envie de travailler dans un bureau, et ne se sentait pas davantage d’humeur à faire le service dans l’un des restaurants où elle avait postulé. Le magasin était situé dans un quartier discret, et c’était le genre de poste qu’on pouvait lâcher sans état d’âme du jour au lendemain.
Ses chaussures étaient trop jolies pour être confortables. Il faudrait qu’elle pense à mettre des baskets dans son sac avec sa blouse. Comme elle faisait croire à Riley et à ses parents qu’elle sortait avec des amis les soirs où elle travaillait, elle tâchait de partir de chez elle dans une tenue crédible. Elle avait plus besoin d’argent que d’une vie sociale, et cela, elle ne voulait pas leur avouer.
Elle était sortie quelques fois avec ses amis. « Pourquoi as-tu reporté ton entrée en fac de droit ? Qu’est ce que tu fais pour les vacances ? Tu fais quoi l’an prochain ? Tu vois quelqu’un ? Il faudrait qu’on te présente Untel. Et Riley, elle fait quoi en ce moment ? »
À leur âge, l’avenir ressemblait à un ballon d’oxygène. Sans avenir, la vie n’était rien. Elle n’avait pas envie de dire la vérité : qu’elle était au point mort. Qu’elle attendait.
Dans l’allée des shampooings, elle vit deux filles de Fire Island qu’elle connaissait de vue.
Pas de sa ville, mais de Saltaire peut-être, ou de Fair Harbour.
Elle savait qu’elles ne la reconnaîtraient pas, même en déposant leur brassée de produits capillaires à sa caisse. La blouse bleue de Duane Reade avait le pouvoir magique de vous rendre invisible, en particulier aux yeux de filles qui étudiaient l’histoire de l’art et faisaient leur stage chez Christie’s ou à Elle Décoration. Alice avait grandi avec ces filles, tout en sachant qu’elle n’était pas de leur monde.
Si elle avait voulu entrer en droit, c’était d’abord pour devenir comme elles. Quand on n’avait ni argent ni talent personnel, on allait en fac de droit. C’était un peu triste, comme ambition, de vouloir se fondre dans la masse plutôt que se distinguer. Avec le temps, se disait elle, elle ferait disparaître les preuves. Qui pourrait savoir, quand elle aurait passé cinq ans dans un cabinet d’avocats renommé, qu’elle n’appartenait pas à ce milieu là ?
Elle avait l’impression que ses parents s’accrochaient comme ils pouvaient au monde des cols blancs et des maisons de vacances, et qu’à la moindre erreur ils en seraient bannis pour des générations. Elle avait son rôle à tenir.
Dans ce cas, que faisait elle ici ? Pourquoi ne suivait elle pas au moins une formation en alternance dans une banque ou une grande entreprise ? Elle avait eu son diplôme avec mention et les félicitations du département d’histoire. Elle aurait pu décrocher un de ces postes. Alors pourquoi ?
Parce qu’ils auraient exigé une implication personnelle. Parce qu’elle aurait dû s’y consacrer entièrement, ce dont elle n’était pas capable maintenant. Elle ne pouvait pas faire de projets. Elle devait rester auprès de Riley. Il fallait juste que les cœurs continuent à battre et les jours à passer.
Malgré son besoin de faire plaisir, Alice avait aussi des crises de remise en question. Elle avait eu deux maîtres pour lui enseigner la rébellion, mais pour elle, ce n’était ni une mise en scène, ni un parti pris. Cela consistait en gros à se saborder. En général pour se punir.
Elle n’en voulait pas à Paul de l’avoir secouée à propos de la fac de droit. Elle ne considérait pas que c’était lui qui l’avait dissuadée d’y aller, même s’il avait sa part de responsabilité.
En revanche, elle lui en voulait d’ignorer à quel point elle était malheureuse, et de se promener avec une femme avec des chaussures pointues alors que Riley était malade. Elle lui en voulait alors même qu’elle ne lui avait rien dit et qu’il ne pouvait pas le savoir. Les seules choses qu’elle arrivait à lui reprocher étaient celles dont il n’était pas coupable.
Elle sortit à 22 h 30 et descendit Columbus Avenue jusqu’à une salle de gym de luxe qui restait ouverte tard, sur la 68e. Elle s’approcha du type au guichet de la réception.
– Je pourrais voir votre piscine ? lui demanda telle.
Paul savait pourquoi sa mère lui avait laissé la maison. Il fit pivoter le vieux fauteuil de son père et en eut une parfaite illustration à la vue des mille deux cents vinyles, des piles cornées et moisies de magazines, de papiers, de photos et d’affiches.
La vente avait été plus rapide qu’il ne l’aurait cru. Il l’avait confiée aux soins d’un agent immobilier, Barbara Weinstein, une vieille connaissance de sa mère dont les enfants avaient grandi sur l’île avec lui.
Barbara avait immédiatement obtenu le prix fixé et avait fourni à Paul une promesse d’achat quinze jours plus tard. Maintenant les acheteurs, un couple de courtiers en Bourse avec trois enfants, voulaient conclure avant Thanksgiving.
Il avait agi sous le coup de la colère, parce qu’il avait décidé qu’il ne voulait plus jamais voir cet endroit. Et voilà qu’il se trouvait attaché à cette maison comme il ne l’avait jamais été.
Il tournoya sur le fauteuil, entrevoyant au passage la pyramide de cartons qu’il avait dressée dans un coin de la pièce. Il détestait la manière qu’avait sa mère de s’engager pour disparaître ensuite, mais il se serait abaissé à n’importe quelle hypocrisie pour déléguer ce boulot là.
Plus on remet une corvée, plus elle est difficile à affronter. Ça devait pouvoir se prouver scientifiquement. Il lui fallait surmonter non seulement le nombre de fois où il s’était défilé, mais aussi toutes les fois où sa mère avait fait de même. Encore un héritage lourd à assumer.
Il pourrait peut-être proposer que le couple de courtiers prenne la maison meublée. « Mobilier éclectique », pourrait il dire. Sans oublier les œuvres complètes de Jefferson Airplanes et de Starship. Assez de bric-à-brac pour ouvrir une boutique d’antiquités.
Ou il pouvait simplement tout mettre en cartons. Sans trier, en vrac. Empaqueter, fermer, envoyer tout ça dans un garde-meuble, et terminé.
Séduit par cette perspective, il arrêta de tournoyer et s’éjecta de son fauteuil pour s’attaquer au premier carton.
Il jeta un coup d’œil à la photo qui couronnait la pile en désordre. On y voyait son père peu de temps avant sa mort, assis sur le comptoir de la cuisine dans leur vieille maison des Brooklyn Heights. Paul détourna les yeux. Mauvaise idée de commencer par les photos.
Il déposa une première pile de disques dans le carton. À la deuxième, il ne put s’empêcher de lire le titre de l’album du dessus : Their Sata nic Majesties Request. Il le retourna, maculant les poignets de sa chemise d’une fine poussière. 1967.
Sans réfléchir, il se dirigea vers le vieux tourne-disque. Il souleva le couvercle en plastique pour vérifier l’état du bras et de l’aiguille. Il souffla dessus. Doucement, il fit glisser l’album hors de sa pochette. Il était encore dans sa pochette en papier, parfaitement préservé. Son père avait toujours pris soin de ses disques.
Il posa le disque sur la platine et déplaça le bras pour la faire tourner.
Il se rappelait qu’autrefois il essayait de caler l’aiguille juste au bord du disque, et qu’elle glissait encore et encore, en émettant un bruit horrible quand elle dérapait sur la bordure. Il n’aimait pas poser l’aiguille bien dans les sillons, là où la musique avait déjà commencé. Il fallait entendre le début. Il fallait la mettre pile à la bonne place.
Lorsqu’il posa l’aiguille, délicatement, ce geste fit remonter une nouvelle vague de souvenirs. Il revit la main de son père.
Il s’assit par terre et écouta tout l’album jusqu’à She’s a Rainbow. Là, il enfouit la tête dans ses bras, s’allongea et se laissa envahir par le chagrin. Pour cette maison et tout ce qu’il y avait vécu. Pour l’unique minute où il s’était autorisé à vouloir la garder pour Alice.
Il aurait préféré ne jamais avoir eu cette pensée. Il savait que c’était une erreur. Il le savait déjà à ce moment là, et il l’avait commise quand même. Lui qui avait passé sa vie à se prémunir contre cette erreur, il était tombé dans le panneau.
Si Alice était cruelle, lui, il était stupide. Il lui reprochait d’être partie, mais s’en voulait encore davantage. Il l’aimait. Trop. Voilà où était le problème.
Dans un sens, il aurait voulu qu’elle l’appelle rien que pour pouvoir l’engueuler comme elle le méritait. Il s’imaginait qu’elle essaierait de lui couper l’herbe sous le pied en proposant qu’ils redeviennent amis. Elle l’avait déjà mis en miettes ; il n’allait pas la laisser ramasser les morceaux pour trier ceux dont elle voulait encore. Il n’allait pas lui donner bonne conscience en étant ami avec elle. De toute façon, elle ne lui avait pas fourni l’occasion de l’engueuler, puisqu’elle n’avait pas appelé.
À son réveil, le lendemain matin, sa joue portait la marque des poils du tapis. Il vit des piles de bazar partout autour de lui, et une pyramide de cartons à laquelle il manquait celui du haut.
Il n’aurait jamais l’énergie nécessaire. Il savait, en se dirigeant vers le ferry, qu’il n’avait fait que remettre une fois de plus ce qu’il avait à faire.
– Bon, c’est là, dit Alice en ouvrant la porte du club de gym devant Riley.
– Qu’est ce qui est là ?
– Ce que je voulais te montrer.
– Dans ce club de gym ? Oui.
Alice glissa une carte dans l’appareil et le tourniquet les laissa passer.
– Tu es membre de ce club ? s’étonna Riley. Elle la suivit dans l’ascenseur, où Alice appuya sur le bouton du dernier étage.
– Pas exactement. Viens.
Après l’ascenseur, Alice lui fit traverser un vestiaire humide et elles débouchèrent dans un immense pavillon entouré d’une verrière. Tout le tour était carrelé de bleu, décoré de plantes en pots. Le plus incroyable, c’était la vue sur l’Hudson d’un côté et sur Central Park de l’autre. En se collant contre la verrière, on pouvait voir au sud jusqu’au port de New York.
– C’est dingue !
– Superbe, non ?
– Je ne savais même pas que ça existait. Alice s’agenouilla pour plonger une main dans l’eau.
– La plus chaude de tout New York. Ah bon ?
– Touche. Les riches n’aiment pas l’eau froide.
– C’est vrai qu’elle est chaude !
Une question pointait dans le regard de Riley.
Alice reprit sa carte et la lui tendit.
– Tada ! Ta carte de membre.
– Tu déconnes.
– Juste pour la piscine. Avec les cours de gym en plus, c’était trop cher.
– Comment t’as fait ?
– J’ai un petit loyer. Riley éclata de rire.
– Tu me scies, Al.
– Tu avais besoin de nager. Je t’ai trouvé où nager.
– Je ne peux pas croire que je vais nager ici.
– Autant que tu voudras.
Alice s’inquiéta de voir soudain Riley au bord des larmes. C’était tellement inhabituel qu’elle en fut effrayée. Mais déjà, elle enlevait ses baskets, et sans plus de cérémonie, elle tendit les bras et plongea dans l’eau chaude tout habillée.
Ce fut au tour d’Alice d’être au bord des larmes, tandis que la tête de Riley dansait joyeusement dans l’eau et que le monde se remettait à tourner dans le bon sens.
Elles rentrèrent à pied par Amsterdam Avenue, Riley flottant dans le pull, le pantalon et le manteau trop longs d’Alice tandis que sa sœur marchait à grandes enjambées à côté d’elle, emmaillotée dans une double couche de peignoirs, en balançant à bout de bras un sac en plastique plein de vêtements mouillés.